Hat Yai, Sud de la Thailande, à 1 heure de la frontière avec la Malaisie. |
Hat Yai, Sud de la Thailande, à 1 heure de la frontière avec la Malaisie.
.... En haut des escaliers, je tombe, surpris, sur deux ombres assises au beau milieu de la passerelle, à dix mètres environ, invisibles du bas. Je ne vois que leurs contours car ils sont dans la pénombre.
En nous rapprochant, je vois le père et la fille ou l’oncle et la nièce, certainement des membres proches liés par le sang mais aussi par le feu. Elle, jeune, vêtue de noir dans la lumière cruelle du soleil de 13 heures, lui presque nu. Nous avançons, mon appareil est prêt. Je suis fasciné par cette vision inattendue et incongrue, dérangeante, anachronique. A aucun moment, je ne peux imaginer pareille scène en France aujourd’hui. Je me demande pourquoi ils sont placés là, à cet endroit. Est-ce parce que la passerelle, incontournable est très passagère ou est-ce pour se cacher, par pudeur de leur état de misérables ou, par peur, de la police qui ici n'est pas des plus commodes? Je continue d’avancer et à trois mètres, commence à shooter sans viser, au jugé, en mode rafale rapide pour faire un maximum de clichés. Clo qui me précède passe très vite en détournant les yeux, la misère à ce point lui est insupportable. Tous les deux, atrocement brûlés s’exposent en plein cagnard, abrités du soleil brûlant par l’ombre d’un parapluie accroché en haut du parapet de ciment contre quel le papa, assis, est adossé.
Elle, est menue, posée sur du papier journal à même le sol, assise sur ses deux jambes repliées sous elle. Elle tend un gros gobelet en carton où sonnent les pièces qui trébuchent de haut dont les miennes que j’ai pris dans ma poche mais dont la somme ne doit pas faire bézef. Nous sommes déstabilisés mais j’arrive, de l’autre côté, frustré car je n’en ai pas assez vu. Je préviens My Love que j’y retourne et convenons qu’elle m’attendra sur le trottoir au pied de la passerelle. Elle ne sourcille pas le moins du monde malgré le dégout que je devine au plus profond d’elle même. Non pas le dégout que ces gens soient là dans cet état mais plutôt qu’aucune structure sociale n’existe dans cette ville pour les prendre en charge et les soulager de la honte douloureuse de marchander leur infirmité. Je remonte lentement les marches pour ne pas être essoufflé une fois là-haut et m’assure que l’appareil est bien en mode rafales. Je franchis la dernière marche et les vois en même temps qu’elle m’aperçoit. Elle tourne la tête aussitôt et feint de ne m'avoir pas vu...
Je franchis la dernière marche. J’avance en trainant la patte volontairement et les détaille tout en shootant. Elle, est mince, de petite taille, vêtue d’un tee-shirt noir qui lui sert de robe. Seul, son visage est dévasté, un œil fermé, plissé à jamais mais l’autre est vif dans une orbite disparue. La bouche est définitivement béante à cause de la peau des joues qui en se rétractant lors de la cicatrisation, a soulevé la lèvre supérieure, laissant entrevoir deux petites dendines étincelantes. Son nez qui devait être joli n’a qu’une aile, le front est dégagé très en arrière libéré par la flamme dévastatrice. Je compatis et sans réfléchir, je stoppe et mitraille sans regarder mon écran tandis que mon oeil aiguisé imprime dans ma mémoire cette scène sortie d'une cour des miracles thailandaise.
Elle baisse la tête tandis qu'elle me lance un signe de protestation en agitant sa main sortie de la pénombre, son bras en l’air, un râle sort de sa bouche. La paume de la main est blanche sous le soleil, elle a de jolies menottes. Lui, en short noir est assis sous une jambe, l’autre est allongée contre les reins de sa fille, l’épaule gauche et la tête appuyées contre le parapet sale. Il est immobile, silencieux comme elle dans sa posture végétative. La moitié du buste est cartonné et plissé de rétractions tissulaires désordonnées, la peau est décolorée à certains endroits. Son buste semble avoir été badigeonné d’un produit qui colore sa peau d’une couleur qui va du rouge vif à l’orange délavé qui brille sous la lumière crue découvrant les moindres détails de ce derme sculpté par le feu. Sa tête est cachée sous une casquette à visière inclinée sur le côté, déchirée à moitié découvrant une demi-tête recouverte de beaux cheveux noirs, un pansement immaculé couvre l’œil gauche jusqu’à la joue, le lobe de l’oreille du même côté n’existe plus, seul un petit orifice sombre apparait dans les plis calcinés, la bouche est tordue comme figée par la première morsure de feu. A son port de tête, il doit être aveugle. Ces deux êtres, torturés dans leur chair, ont atteint le paroxysme de la fragilité, ils n’ont qu’un œil pour deux, sont peut-être sourds mais la main qu'ils tendent pour recevoir des miettes est une tentative pour frôler, approcher, toucher, caresser l'autre monde. La générosité qu’ils provoquent est une caresse des Autres à la hauteur de la compassion qu’ils inspirent, en tireront-ils la force pour continuer de survivre?.
Mais ces deux âmes, déchiquetées par les mâchoires de la vie, en ont-elles besoin? Elles qui errent dans ces corps momifiés, déposés par le hasard et la nécessité au dessus d'un monde frénétique qui court sous eux, m’ont laissé une impression étrange,mélange de malaise et de grande tristesse.
Ne seraient-ils pas habités par la Vie, la vraie Vie, la Vie invisible, la Vie intérieure? Ou alors seulement par leur Dieu, Bouddha ? Mais finalement, n'est-ce pas identique ?